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Chroniques
The raven | Le corbeau
monodrame de Toshio Hosokawa
Précurseur du roman policier, fantastique ou même de science-fiction, Edgar Allan Poe (1809-1849) connait des débuts littéraires difficiles jusqu’à la publication du poème en prose The Raven – le 29 janvier 1845, dans le New York Evening Mirror –, quelques pages qui content la perte douloureuse de « la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lenore » et comblent le goût de ses contemporains pour le romantisme macabre. Le cinéma ne s’y est pas trompé en proposant de cette visite d’un corbeau à un jeune homme en deuil, dès 1915, plusieurs versions hantées par Boris Karloff, Béla Lugosi et Vincent Price.
Aujourd’hui, sur les traces de Claude Debussy (Le Diable dans le beffroi) [lire notre chronique du 1er mars 2012], Guy Reibel (Suite pour Edgar Poe) ou encore Art Zoyd (La chute de la maison Usher) [lire notre chronique du 10 février 2008], le compositeur Toshio Hosokawa s’empare du huis-clos mystérieux pour l’éclairer d’une noirceur moins gothique, à la lueur du théâtre Nô qui fourmille d’animaux, de plantes et d’esprits surnaturels et en inversant le travestissement traditionnel. Il explique :
« ce poème de Poe est une conversation et une communication avec l’esprit. La femme tient souvent le rôle principal dans mes œuvres, elle est considérée comme un chamane qui relie ce monde avec l’autre monde. Dans ce monodrame, la mezzo-soprano n’est pas seulement une personne moderne dont le monde rationnel s’effondre par la mystérieuse force du corbeau, mais aussi un chamanequi communique avec l’autre monde, avec le monde mystérieux et incompréhensible ».
Né à Hiroshima en 1955, le compositeur d’Hanjo [lire notre chronique du 25 juillet 2004] fait appel à Charlotte Hellekant – la Murasame de son opéra Matsukaze [lire notre chronique du 8 mai 2011] – pour incarner le héros dont l’esprit vagabonde de souvenirs en fantasmes, du rêve à la folie, à mesure que l’oiseau répète un lancinant « nevermore ». D’abord parlée, parfois a cappella, la voix s’avère ample et charnue. Le corps se plie à des poses complexes (assis sur la table, une chaise couchée sur les cuisses) jusqu’à la danse anxieuse du finale.
Côté cour, David Reiland dirige douze musiciens de l’Ensemble LUCILIN – fondé au Luxembourg, en 1999. Des frémissements, des souffles délicats installent un climat habité et troublant qui répond au suspens des dix-huit sizains au temps distendu, traversé de glissandos fantomatiques, de frottements de peaux, etc. Le saxophone signale l’entrée du corbeau « digne des anciens jours », tandis que le premier violon cultive un lyrisme plaintif et le piano une tournerie sournoise, accents apportés à une partition dense à l’extrême.
Le narrateur est partagé entre désir d’oublier et douleur du souvenir, et la vidéo de Jan Speckenbach explore nombre d’autres dualités – apparition et disparition, concret et impalpable –, de sorte que le mezzo (qui co-signe la mise en scène) rencontre son double occupé à une action antagoniste. Mais trop d’images étouffent l’émotion musicale... Mieux gérée, la présence de cintres situe d’emblée l’histoire au XXIe siècle puisque les corbeaux japonais ont pris l’habitude d’en dérober en masse pour les tordre et en faire un nid solide. La dérive de l’héroïne nous concerne directement et sait émouvoir.
LB